Travaux sur papier 2009
« Il faut marquer les jours d’un trait de plume pour qu’on se souvienne au moins de les avoir vécus ».
Cette citation de l’écrivain suisse Charles-Ferdinand Ramuz pourrait s’appliquer à la récente série d’œuvres de l’artiste genevois Antoine Martin.La présence du trait constitue le fil conducteur entre le travail passé de l’artiste et les réalisations présentes. Mais cette fois, son tracé s’effectue dans l’urgence après des mois de silence durant lesquels il n’a rien créé. Il s’est remis depuis peu à l’ouvrage, réalisant une série d’œuvres sur un nouveau support, le papier, surface sur laquelle il applique une technique mixte. Première ébauche et jet de la pensée, le dessin s’émancipe au cours des derniers siècles et intéresse curieux et collectionneurs attirés par son caractère personnel et spontané. Le dessin contient la vision générale de l’artiste et sa réduction à quelques traits doit viser l’essentiel, comme le voulait déjà Ingres quand il recommandait d’ébaucher des lignes et des formes d’autant plus belles et fortes qu’elles étaient simples et pures. C’est ce que paraît avoir entendu Antoine Martin.
Je retrouve ainsi ce j’avais pu analyser dans le passé, ces œuvres qui empruntent au paysage urbain et le transcende pour en extraire son essence abstraite. Des ennuis de santé ont en effet écarté Antoine Martin de ses réalisations. Que peut-on imaginer de pire pour un artiste que de ne plus jouir pleinement de ses facultés physiques, de son corps qui est l’instrument même de la création ? Sans exprimer directement la douleur qui leur a donné naissance, ces nouveaux dessins montrent un sentiment de fragilité et de modestie. La vulnérabilité du corps se révèle de la sorte, comme dans un miroir, dans la délicatesse du support, la feuille de papier.
La structure artistique, elle, est toujours là : appliquées sur des petits formats, les lignes fixent la construction abstraite. Les matériaux se superposent à elles pour créer un effet de volume. Les couleurs rappellent l’environnement citadin du bâtiment et de l’industrie, univers solides. Toutefois, c’est le blanc qui domine dans l’ensemble des œuvres. Construits en strates qui multiplient les détails, superposent les événements telles les pages d’un récit qui se suivent, les dessins d’Antoine Martin accèdent à la légèreté par leur caractère précieux, accentué par l’ajout du papier calque à la surface. Mais le tracé est fondamental : articulées sur une série d’horizontales, il émane de ces compositions un sentiment de sérénité qui calme l’esprit.
Commune à l’écriture, la ligne fait ici paraître l’œuvre comme un journal de l’intime rempli de réflexions secrètes. Par delà les mots, c’est le corps maintenant, plus universel que la parole, qui transmet le trait et constitue le vecteur de la pensée.
Les dessins d’Antoine Martin renvoient aux premiers exercices graphiques et aux croquis ébauchés sur un coin de table ou dans un carnet. Tout comme les dessins qui sont une étape de l’apprentissage chez l’enfant, le journal intime est aussi un outil du développement intellectuel. L’effort quotidien de sa rédaction s’assimile, lui, à un acte méditatif dont la rigueur est presque religieuse. Paradoxalement, alors que le journal intime est une forme secrète, l’artiste dédie son travail au public ; il dépend de son regard, tout en le redoutant et en le niant à la fois.
Un travail intime, lorsqu’il s’expose, requiert un regard complice ; il invite à la compassion et à la compréhension. Cependant, le cadre qui protège ici les dessins d’Antoine Martin, au contraire de ses tableaux qui ne sont jamais encadrés, constitue une barrière physique qui place le spectateur à une certaine distance de l’œuvre, en empêchant celle-ci de se révéler totalement.
Semblant des miniatures de ses peintures, les dessins paraissent, de fait, concentrer en eux les œuvres d’autrefois et même celles à venir : leur construction géométrique, leur schéma carré, leur réduction des tons, rappellent les réalisations passées tout en annonçant peut-être déjà les grands formats, avec notamment cette corporalité née de la succession des couches. À la différence de ses œuvres sur toile et bois qui suggèrent la stabilité et sont issues du monde industriel, les dessins d’Antoine Martin sont des formes fragiles et introspectives. Ils cherchent à traduire l’intimité, ce en quoi ils s’assimilent à l’autoportrait ou au récit autobiographique tout en gardant une part secrète de leur auteur, encore à découvrir.
Texte de Klara Tuszynski